AUTOMOBILE

« Non, il ne faut pas interdire ChatGPT » (Jean-Noël Barrot, ministre de la Transition numérique)

A l’occasion du sommet Tech for Future organisé par La Tribune, le ministre délégué chargé de la Transition du numérique Jean-Noël Barrot s’est confié à La Tribune. De la chute des financements de startups au moratoire sur l’intelligence artificielle, le ministre de la French Tech n’a éludé aucune des questions brûlantes qui agitent l’écosystème.

LA TRIBUNE- Depuis le milieu de l’année dernière, les investisseurs sont plus prudents et beaucoup de startups ont des difficultés à lever des fonds. Entre-t-on dans un hiver de la tech ?

JEAN-NOËL BARROT- Nous fêtons cette année les dix ans de la French Tech qui connaît un incroyable parcours. L’écosystème a beaucoup grandi. Au moment où l’incertitude s’accumule sur la tech et sur l’économie, de très nombreuses startups ont acquis une envergure nationale, européenne voire internationale. Certes, nous aurons à l’avenir des phases de creux et des phases haussières, mais les entrepreneurs et les investisseurs ont atteint une forme de maturité. Cela permet d’espérer que nous traverserons ces périodes d’euphorie suivies de périodes de plus grandes difficultés sans que la French Tech ne vacille sur ses bases.

Bien sûr, les financements sont en baisse (-70% sur le premier trimestre), comme chez nos voisins. En 2022, nous avons eu la bonne surprise de voir que les financements avaient continué à progresser. Le Président de la République a annoncé il y a deux ans l’initiative Scale-Up Europe capable d’assurer des levées de fonds en centaines de millions d’euros. En parallèle, nous sommes en train d’accélérer l’initiative Tibi (du nom de Philippe Tibi, Président de Pergamon campus et professeur d’économie à l’École polytechnique, auteur du rapport à l’origine de l’initiative, ndlr) qui avait été lancée en 2019, pour que les assureurs de la place de Paris s’engagent à participer aux levées de fonds d’hyper-croissance. Nous menons actuellement un dernier tour de financement avec les assureurs. Un certain nombre doit encore se mobiliser un peu plus.

Le Président de la République a mis les assureurs sous pression

Nous sommes justement en train de rappeler les paroles du Président de la République à tous les assureurs. Certains sont exemplaires, d’autres sont un peu en retard. Nous allons continuer à les enjoindre à participer à cette initiative, dont tout le monde est satisfait, les entrepreneurs, les fonds comme les investisseurs.

Avez-vous toujours pour objectif d’atteindre 10 milliards d’euros de financement avec l’initiative Tibi 2 ?

C’est l’objectif fixé par le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Nous mettons tout en œuvre pour les atteindre. Ce serait un progrès considérable par rapport à la première édition durant laquelle on s’était arrêtés à 6 milliards d’euros. Je veux dire aussi, qu’au-delà de ce que nous avons déjà fait, Scale Up Europe et Tibi 2, on s’aperçoit que les fonds français, je pense à Partech, Polytechnique Ventures continuent de lever. Il en va de même pour certaines entreprises comme Ledger (100 millions d’euros), Pascal (100 millions d’euros), DataDome (42 millions d’euros). A mon sens, c’est très rassurant.

Enfin, il faut se rappeler que c’est aussi dans des périodes de creux, des périodes baissières du cycle, que l’on a vu naître des entreprises qui sont ensuite devenues des leaders mondiaux. Pendant la crise de 2008-2009, période durant laquelle les financements se sont le plus repliés dans l’histoire récente, sont nées des sociétés comme Uber, Airbnb, Slack ou WhatsApp.

Tibi 1 était davantage focalisé sur les financements et l’hyper-croissance des startups dans le digital et le numérique. L’enjeu de Tibi 2 est-il de financer la deeptech et son amorçage en France ?

Absolument, c’est l’ambition du Président de la République. Après avoir démontré qu’on pouvait faire de la France une startup nation et voir se développer dans notre pays de grandes entreprises, des applications que chacun d’entre nous utilisent au quotidien, pour prendre un rendez-vous chez le médecin, covoiturer, acheter un téléphone reconditionné… L’objectif est, dans cette deuxième décennie de la French Tech, de montrer la capacité de la France à devenir une deeptech nation.

En 2019, on échafaudait un plan porté par Bpifrance pour atteindre un objectif de 500 startups deep tech créées par an. Lors de son intervention à l’occasion de l’annonce des lauréats de la French Tech 120, le Président de la République a souhaité qu’on puisse accompagner 100 startups deep tech, qu’on puisse annoncer les lauréats de ce programme à l’occasion de Vivatech. Nous préparons donc activement le lancement de ce programme.

Après l’incident SVB aux Etats-Unis, existe-t-il un risque de liquidités dans la French Tech ? Si oui, envisagez-vous un fonds de soutien, par exemple via Bpifrance ?

On ne peut pas comparer. Il y a deux raisons à la faillite de SVB. La première : tous ses déposants avaient les mêmes caractéristiques, étaient des startups qui, après avoir levé beaucoup d’argent et placé cet argent auprès de la banque, se trouvaient dans une phrase consistant à retirer cet argent. Ces déposants ont d’ailleurs tous eu le même comportement dès les premières annonces. Et c’est ainsi que plus de 40 milliards de dollars ont été retirés en une journée. Du jamais-vu dans l’histoire de l’humanité.

D’autre part, les Etats-Unis ont décidé de ne pas réglementer de manière suffisamment prudente ce type de banque. Cela n’a rien à voir avec la situation européenne où les leçons de la crise de 2009 ont été tirées avec des réglementations particulièrement exigeantes. D’ailleurs, les banques se plaignent régulièrement du niveau de protection auquel on les a astreintes depuis cette crise-là.

Il n’y a donc aucune inquiétude à court-terme ?

Sur la santé de l’écosystème européen, il n’y a pas de difficultés. Dès l’annonce de pannes de liquidités chez SVB, nous avons sondé l’écosystème, en particulier les entreprises exposées aux Etats-Unis. A quelques exceptions près, aucune n’avait de liquidités bloquées chez SVB. Celles qui en avaient ont, de toute façon, appris au bout de quelques heures qu’elles pourraient les récupérer.

Se pose enfin la question de la fragilité des fonds eux-mêmes. Nous constatons aujourd’hui qu’il y a encore beaucoup de « poudre sèche » dans les fonds qui ont été levés ces dernières années. Comme je vous le disais à l’instant, de notre côté, nous activons Scaleup Europe d’un côté, Tibi de l’autre, pour que la pompe continue de fonctionner. Bpifrance a dit récemment qu’elle était prête à continuer d’intervenir dans la période, à être attentive à la situation de chacun. Je pense donc que nous avons des éléments en place pour amortir les chocs éventuels. La période d’incertitude se lèvera à un moment donné et la confiance reviendra. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Face à l’essor de ChatGPT, nous sommes passés de la phase d’euphorie vis-à-vis de l’intelligence artificielle, à la phase de réaction. La CNIL italienne a, par exemple, frappé un grand coup en interdisant ChatGPT sur son territoire. Qu’est-ce que cela vous inspire et que peut faire la France face à ce phénomène qui est aujourd’hui dominé par des acteurs américains ?

Je partage votre constat. On a vu se succéder une vague de technolâtrie, où on voulait nous faire croire que ChatGPT allait résoudre tous les problèmes du monde, puis une vague de technophobie où il faudrait imposer un moratoire, voire interdire ChatGPT. Aucune des deux postures n’est la bonne. La technologie n’est ni bonne ni mauvaise en soi, elle est toujours au service de l’Homme. Bien orientée, elle peut changer la vie et sauver des vies, comme AlphaFold qui a synthétisé 200 millions de protéines. On a gagné des centaines de millions voire des milliards d’années de recherche avec des modèles très proches de ceux d’OpenAI. Donc, évidemment l’IA (l’intelligence artificielle, ndlr) peut rendre d’immenses services à l’humanité. Mais comme tout outil technologique, elle présente un certain nombre de risques qu’il faut pouvoir maîtriser.

La stratégie de la France est simple. La première des choses est de pouvoir maîtriser cette technologie plutôt que d’en subir des versions qui viendraient de puissances avec qui nous ne partageons pas toutes nos valeurs. C’est la raison pour laquelle il y a cinq ans, à la suite du rapport de Cédric Villani sur l’IA, nous avons lancé une stratégie nationale qui a permis l’émergence des 3IA (instituts interdisciplinaires sur l’intelligence artificielle) à Grenoble, à Toulouse, à Nice et à Paris. Le nombre de chaires, de doctorants et de diplômés en IA a été démultiplié. Cette stratégie a été actualisée en 2021, quand on a lancé le plan France 2030, avec une nouvelle enveloppe d’1,5 milliard d’euros consacrés au soutien à la recherche, au développement de la formation en IA et aux subventions.

La France a une carte à jouer. Parmi les géants numériques qui ont lancé certains des modèles d’IA, on retrouve souvent des Français à leur tête. Meta a installé en France un de ses principaux laboratoires de recherche en IA en Europe. Ce sont nos doctorants qui peuplent aujourd’hui les laboratoires de Meta. Il n’y a aucune raison que nous ne puissions pas développer à notre tour des modèles en France, avec des startups comme Dust.

En attendant faut-il interdire ChatGPT comme l’a fait l’Italie ?

Non. Une fois qu’on maîtrise la technologie plutôt qu’on la subit, la deuxième étape est d’encadrer l’innovation pour qu’elle soit conforme aux principes auxquels on est attachés. Quand ChatGPT a fait irruption dans notre quotidien, j’ai saisi le comité national d’éthique du numérique. En 2021, il avait déjà émis un avis sur les chatbots (agents conversationnels, ndlr) en soulevant les questions éthiques, démocratiques que pose l’émergence de ce type d’outils. Dans quelques mois, le comité national d’éthique va nous rendre une version actualisée de cet avis à la lumière de ChatGPT.

Par ailleurs, afin d’encadrer le développement de l’IA dans le sens que nous voulons, nous négocions un règlement sur l’IA au sein de l’Union européenne. L’UE est la première démocratie au monde à vouloir un tel cadre. Je ne vais pas rentrer dans le détail mais l’UE va fixer les usages pour lesquels l’IA va être interdite, par exemple la surveillance. Ensuite, les usages critiques comme la santé ou les transports pour lesquels des vies humaines sont engagées. Les fabricants d’IA devront alors subir un contrôle et un audit de leurs produits avant la mise sur le marché. Et enfin, les usages récréatifs.

Elon Musk semble dire que certains vont trop vite sur le développement de l’IA, et soulève l’inquiétude d’une perte de contrôle. Ne sommes-nous pas face à quelque chose qui ressemblerait de près ou de loin au monde de Terminator ?

Le moratoire proposé par Elon Musk, derrière lequel on voit poindre des intérêts commerciaux évidents, n’a pas beaucoup de sens. En cas de moratoire de six mois, l’avance que pourraient avoir des pays comme les Etats-Unis ou l’Europe serait rattrapée par la Chine.

La question posée par la CNIL italienne est plus subtile et intéressante, même si elle y apporte une mauvaise réponse. La CNIL italienne se demande d’abord si ChatGPT respecte le RGPD(Règlement général sur la protection des données). A mon avis, il ne le respecte pas. OpenAI devra probablement apporter des ajustements à son produit, parce que le traitement des données pour les utilisateurs pose problème. La deuxième question concerne l’utilisation des données dans les jeux d’apprentissage pour l’entraînement des modèles géants d’IA. Je pense que là, nous devrons agir en tant qu’Européens, en conciliant la protection de la vie privée avec le développement en Europe des modèles et du jeu d’apprentissage de qualité.

Est-ce les politiques ont pris la mesure des conséquences du RGPD, et de l’obstacle légal très fort qu’il représente dans les transferts de données avec les Etats-Unis ?

On fête les cinq ans du RGPD. Il a été un acte politique très fort, consistant à dire que le plus grand marché et la plus grande démocratie du monde comptait faire respecter un certain nombre de principes, en particulier le respect de la vie privée des données personnelles. On peut faire quelques reproches au RGPD, mais il constitue la première législation de ce type. Le monde d’il y a cinq ans ne ressemble plus au monde d’aujourd’hui. Il y aura certainement à revenir sur certaines dimensions, sans transiger sur nos principes, nos valeurs. Dans le domaine numérique, il y en a deux : le respect des données personnelles d’un côté, et de l’autre, celui de la concurrence saine et équitable.

 

Trois startups prennent le micro

Octopize. Olivier Breillacq (directeur général) Il existe un enjeu majeur du partage de la donnée personnelle et nous voyons des pratiques non vertueuses dans tous les secteurs. Faut-il les encadrer et légiférer pour ne pas opposer l’innovation et le respect de la vie privée ?

C’est exactement la vision qui est la nôtre. Quand on donne le sentiment d’être à cheval sur le respect de la vie privée, on nous dit que nous sommes contre l’innovation et que nous allons tout empêcher. Pas du tout. Au contraire, une fois dit les principes que nous souhaitions faire respecter, en particulier celui du respect à la vie privée, et notre attachement au développement de l’innovation, il faut certes un peu légiférer mais il faut aussi laisser l’innovation et la technologie apporter des réponses qui doivent permettre de concilier les deux. C’est en étant très crédible sur notre ambition technologique et notre ambition sur le plan des valeurs que nous allons inciter les entreprises à concevoir des solutions qui vont nous permettre de concilier ces objectifs. Nous n’allons pas nous arrêter à défendre le respect à la vie privée parce que tout d’un coup il faudrait faire de l’intelligence artificielle et nous n’allons pas arrêter de faire de l’intelligence artificielle parce que tout d’un coup on aurait peu pour la propriété de nos données personnelles. Nous allons faire les deux en même temps et nous avons besoin de technologie pour y parvenir.

Victoire de Margerie, directrice générale de Rondol- Emmanuel Macron dit qu’il fallait gagner la guerre de la réindustrialisation décarbonée. Pour cela, il faut fabriquer en France, il faut aussi exporter et il faut des machines-outils. Aujourd’hui, nous n’avons plus de machines-outils en France. On a tout laissé partir au Japon, aux Etats-Unis, en Allemagne. Pour l’instant, nous ne vendons quasiment qu’en Allemagne, aux Etats-Unis, en Angleterre et au Canada, mais pas en France. Pour vraiment enrichir notre technologie du futur, il faut que nous puissions développer nos logiciels d’intelligence artificielle, mais le coût est très élevé. Voulez-vous nous aider en nous finançant ?

Bien sûr. Vous savez que le mouvement est en train de s’inverser en France puisqu’on ouvre désormais plus d’usines dans le pays qu’on en ferme. Dans le domaine du paracétamol par exemple, nous allons enfin pouvoir resynthétiser du paracétamol en France. C’est un magnifique projet qui va nous permettre de reconquérir une part de notre souveraineté perdue dans le domaine de la santé. Mais cela passe par le soutien très fort que nous pouvons apporter à des startups deeptechs qui ont une vocation industrielle. Un certain nombre d’outils ont été déployés ces dernières années, portés beaucoup par BPI France. Nous avons rechargé le plan deeptech de 500 millions d’euros supplémentaires. Je n’ai pas de chéquier avec moi, mais nous sommes-là pour vous aider.

Rodolphe Hasselvander (directeur général de Blue Frog Robotics- Êtes-vous prêt à aider la FrenchTech à faire du XXème siècle de la technologie, de l’IA, de la robotique au service de l’humain. Quelle est votre vision en termes de régulation de l’IA pour s’assurer qu’il y ait assez d’éthique dedans avec une vraie dimension Tech for good tout en maintenant la place de la France et de l’Europe en tête de la course technologique mondiale. Et puis êtes-vous prêt à aider un champion français et européen de la robotique sociale qui sera au cours des prochaines RI. On parle souvent de souveraineté numérique, j’ai envie de parler de souveraineté robotique et d’une manière générale comment fait-on émerger des startups industrielles qui seront la clé de la réindustrialisation de la France.

De la même manière que je considère qu’il n’y a pas de contradiction entre le respect de la vie privée d’un côté et le développement de l’innovation de l’autre, il n’y a pas de contradiction non plus entre le fait de construire une souveraineté numérique et technologique d’un côté et celle d’embarquer l’ensemble de la population de l’autre en ouvrant à chacun les possibilités offertes par le numérique. Je m’explique. Demain, nous allons présenter les chiffres de l’éloignement du numérique et comme vous le verrez, il y a une part très importante de nos concitoyens qui ressentent des difficultés d’accès à la société et à l’économie numérique. C’est une situation dont ne peut pas se satisfaire. On peut dire qu’il faut ralentir, qu’il faut faire des moratoires, qu’il faut interdire, ou alors on peut orienter le numérique pour que la technologie devienne non pas un vecteur de relégation chez nos concitoyens qui se sentent trop éloignés de ce monde mais plutôt un vecteur d’émancipation, d’accès et de reconnexion avec le reste de nos concitoyens. Au-delà du soutien à l’innovation technologique elle-même, le soutien à ces modèles qui appartiennent à Tech for good est une priorité. Ce serait le moyen de réconcilier beaucoup de nos concitoyens qui se demandent, lorsqu’ils voient apparaître ChatGPT ou tout ce qui passe dans l’espace numérique et sa prolifération de violences de tous ordres, si ce monde est fait pour eux. Je pense que oui. Avec l’intelligence artificielle, il y a moyen d’améliorer la vie de traiter des douleurs, des maladies mais il faut qu’elle soit accessible. Donc oui, nous allons continuer à soutenir cette initiative.

 

 

 

 

Articles du même type

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Close