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Cannes – Ramata-Toulaye Sy, réalisatrice : «Banel et Adama représente tout ce que je suis»

Après la première de son œuvre, son premier film, en course pour la Palme d’Or du Festival de Cannes, la cinéaste franco-sénégalaise a accordé un entretien au journal Le Quotidien. Double culture, féminisme et réalisme magique : retour sur les ingrédients d’une histoire qui a porté celle qui se vouait au métier de scénariste avant de se muer en représentante, sinon en égérie, d’une nouvelle génération du cinéma africain qui défraie ces jours-ci la chronique sur la Croisette.

Quel est cet «effet dias­pora» et comment s’expri­me-t-il, dans votre cinéma, représentatif d’une nou­velle génération de ci­néastes africains dont plusieurs sont des pro­duits de l’école de cinéma de Paris ?
Me concernant personnel­lement, c’est obligatoire, parce que je viens d’une double nationalité, d’une double culture. Je ne peux ni ne veux renier l’une ou l’autre et je pense que c’est assez perceptible dans mon film où alternent l’inspiration africaine avec les contes des griots (Ndlr, bambâdo en peul) et l’inspiration occidentale à travers la tragédie grecque comme shakespearienne qui l’inspire aussi. Et également, bien que je ne sois pas Afro-américaine, mais ce sont mes goûts personnels, le réalisme magique dont je me reven­dique, puise dans l’œuvre de Tony Morrison (Ndlr. Toni Morrison, première autrice noire, africaine américaine, à avoir reçu le Nobel de littérature en 1993) ou encore le Colombien, Gabriel Garcia Marquez, auteur de Cent ans de solitude. Banel et Adama, tourné dans le Fouta où sont nés mes parents, exprime et représente tout ce que je suis et ce que j’aime. Si je n’étais pas les deux, française et sénégalaise ou inversement, ce film ne serait tout simplement pas ce qu’il est.

De quelle envie découle l’histoire de «Banel et Adama» que vous avez commencé à écrire en achevant vos études de cinéma ? En quoi peut-elle être qualifiée d’universelle ?
Ma première volonté, c’était d’écrire une histoire d’amour qui se passerait en Afrique. Je voulais créer un personnage mythique à l’image de Médée, de Phèdre, de Lady Macbeth, des personnages complexes, un peu antipathiques et égoïstes mais qui ont des raisons de l’être, qui ont une profondeur, et une complexité assez émouvante. Ce que je voulais, c’est que l’histoire soit avant tout universelle, dans le sens où elle ne parle pas juste aux Africains mais aussi au reste du monde. Je voulais que cela parle à toutes les femmes, à la femme asiatique, sud-américaine et pourquoi pas, aux hommes. Voilà sur quel universalisme est construite mon histoire.

Ce «réalisme magique» que vous revendiquez, recèlerait-il une connexion enfouie en vous avec l’Afrique elle-même, imprégnée de pensée magique ?
Blancs comme Noirs, nous venons tous d’Afrique. Chez Toni Morrison elle-même, l’irruption du surnaturel dans la vie quotidienne que l’on nomme «réalisme magique» a certainement ses sources dans des racines africaines. Mais malheureusement, je n’ai pas personnellement à ma dis­position de références directes concernant l’Afrique. Je suis certaine qu’elles existent et abondent, mais elles ne m’ont pas nourrie, à la différence de la littérature. Pour autant, je dois reconnaître que le conte des sirènes du Fleuve qui introduit le film, celui que narre Adama à Banel, c’est ma mère qui me le racontait dans sa version originale. Cepen­dant, je l’ai retravaillé, à ma manière.

Banel et Abama parlent le pular. Quel est votre lien intime avec la culture peule sénégalaise ?
Mon père a quitté le Fouta pour la France dans les années 1960, ma mère dans les années 1980. Je suis né à Bezons (Val d’Oise, région parisienne) en 1986. J’ai séjourné trois fois, à l’occasion de vacances sco­laires, dans la famille au Fouta. Mais en réalité, à la maison, quand j’étais enfant et plus tard, nous vivions, parlions, mangions et nous vêtissions peul… Voilà ma relation à mes racines africaines et la culture de mes ancêtres.

Doit-on voir dans le personnage de Banel, quand elle secoue à sa manière, le carcan des traditions séculaires et patriarcales, un reflet de votre propre féminisme tel que vous le revendiquez ?
Oui, je suis très féministe, selon ma propre définition du féminisme qui est très simple : égalité sociale et politique entre les hommes et les femmes, voilà. Cela étant dit, je ne me permettrait jamais de parler à la place des femmes africaines. Je ne peux m’exprimer qu’en tant que femme née et éduquée en France. Nos problématiques sont trop différentes. On me demande fréquemment si Banel doit être une inspiration pour les femmes africaines. Ma réponse est : certainement pas. Banel est un personnage de fiction, un personnage com­plexe et torturé, il ne s’agit pas d’un documentaire, c’est un personnage que j’ai complètement inventé. Maintenant, si vous voulez dire que ce personnage de Banel est inspiré de certains de mes propres sentiments, j’avoue que comme tout personnage littéraire ressemble à son auteur, j’ai posé cette histoire, mon histoire, et les gens en font ce qu’il veulent. C’est le sort de toutes les histoires, non ? Ma lutte à moi, c’est la place de la femme dans la société contemporaine, de toutes les femmes dans toutes les sociétés. Je suis obsédée par le thème central de la place des femmes, avec un à-côté plus personnel : comment moi, femme noire, je peux exister dans ce monde.

Alors, Banel a-t-elle une part contemporaine, actuelle ou non ?
La tradition fait partie de la vie de tous les jours en Afrique, mais je pense qu’au Sénégal comme partout dans le monde, la modernité s’y insinue peu à peu. L’histoire de Banel est intemporelle en ce qu’elle pourrait se dérouler en 1800 comme dans les années 1970, à la veille de la grande sécheresse au Sahel. Le personnage est important parce qu’il amène justement de la modernité dans la tradition. C’est la force de son intemporalité assumée. C’est encore comme ça dans les villages africains d’aujourd’hui, ce sont des personnes différentes qui vont apporter cette modernité au sein des structures qui perdurent.

Originellement, vous vous destiniez à l’écriture, de scénarios notamment. Le passage à la réalisation, derrière la caméra, a-t-il été douloureux ?
Rien n’est facile. Pour autant, selon moi, c’est l’écriture, l’histoire qui commande aux images, au son, à la musique, au montage et jusqu’aux effets de postproduction. Sans his­toire, pas de film, pas de ciné­ma.

A quoi répond votre choix d’acteurs non professionnels pour incarner Banel et Adama ?
Simplement, je n’ai pas trouvé d’acteurs professionnels parlant peul. Tout devait être authentique, pas question de post-synchronisation. En fait, les comédiens peuls existent, mais ils se vouent au théâtre, et ça ne cadre pas avec le cinéma. De plus, en tant que scénariste de cœur, je suis très stricte. Je ne supporte pas qu’on change les dialogues que j’ai écrits. Je n’ai laissé aucune latitude à Khadi et Mamadou, mes acteurs, pour parvenir à les métamorphoser en Banel et Adama, tel que je les avais en tête. Cela a exigé un lourd travail de répétition. Sept semaines de tournage mais qui ont été précédées de deux mois de préparation.

On rapporte que vous avez masqué le moindre centimètre de ciment dans le village où sont censés vivre Banel et Adama, est-ce vrai ? La maison ensablée qui obsède Adama existe-t-elle ?
C’est exact. Je ne voulais ni fil électrique ni le moindre ciment apparent. On a trouvé près de Podor, un village sans électricité. Et quand des briques apparaissaient, ici et là, les décorateurs les recouvraient au fur et à mesure avec de la terre cuite. Les maisons ensablées ? Elles sont un décor. Elles ont été dessinées par mon chef décorateur brésilien, une autre touche d’universalisme, puis construites par des Sénégalais et ensablées par la suite dans l’ordre inverse de leur apparition à l’écran. La scène où Adama les voit, enfin déterrées, a été tournée en premier.

Quand le film sera-t-il présenté à Dakar, et en Afrique plus généralement ?
Je connais pas la date à l’heure où je vous réponds, mais l’avant-première à Dakar est prévue et le film sera distribué par Pathé Afrique. Je pressens que pour moi, ce sera un moment très important, très chargé d’émotions, vraisem­blablement plus important qu’à Cannes où on m’a vue verser quelques larmes.

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