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Films en compétition : L’Afrique à la Croisette des chemins

Souleymane Cissé, 83 ans, dernier géant historique du cinéma subsaharien, a été «panthéonisé» en introduction au 76e Festival du film de Cannes, tandis que la jeune Franco-Sénégalaise, Ramata-Toulaye Sy, 36 ans, défend les couleurs de l’Afrique dans la compétition officielle pour la Palme d’Or, aux côtés de la Tunisienne, Kaouther Ben Hania, 46 ans. Au total, le cru cannois 2023 compte 6 films africains dans ses diverses sections. Un chiffre inédit qui met en lumière l’émergence d’une nouvelle génération, prodigue et variée, de talents.

Cissé Souleymane, né le 21 avril 1940 à Bamako, Mali, dans un foyer modeste…De son vivant, Souleymane Cissé a désormais rejoint son «frère» sénégalais, Ousmane Sembène, au panthéon du cinéma d’auteur, tel que le reflète le Festival international du film de Cannes (France), aux côtés de Clint Eastwood, Martin Scorsese ou encore Alain Resnais, entre autres cinéastes qui auront marqué le 7e art. L’hommage a donné le coup d’envoi d’une 76e édition de manifestation comme dans un écho cinéphilique à une Palme d’honneur décernée à la star américaine, Michael Douglas, lors du gala d’ouverture. «Mon camarade Souleymane», comme l’appelle très affectueusement Thierry Frémaux, sélectionneur en chef du festival, Souleymane Cissé donc, figurait déjà dans les annales cannoises comme le premier cinéaste du continent à avoir été récompensé par un Prix du jury sur la Croisette. C’était pour Yeelen (La lumière), en 1987, un éclairage magique sur l’initiation des Bambaras qui avait «scotché» l’auteur des Affranchis, Martin Scorsese en personne.

Vingt-six ans plus tard, à l’occasion d’une 76e édition riche, de 7 films africains en projection, des co-productions internationales si l’on va dans le détail, Souleymane Cissé s’est donc vu octroyer à son tour un Carrosse d’Or. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un véhicule hippomobile de type royal, mais d’une récompense décernée par la Société des réalisateurs de films à l’un de leurs pairs à l’occasion de la Quinzaine des cinéastes.

Oui, il y a du nouveau en Afrique, dit Thierry Frémaux
Un Carrosse pour l’Histoire d’une part, et en même temps le signe d’un regain, voire d’une nouvelle vague portée par une nouvelle génération ? «C’est en tout cas une source de fierté et de confiance», répond l’actrice franco-guinéenne, Aïssatou Diallo Sagna. «Marraine» du Pavillon Afrique du festival, Aïssatou est par ailleurs en compétition dans le film Le Retour de la Française Catherine Corsini, retenu in extremis dans la sélection officielle. Thierry Frémaux, Délégué général de la manifestation, va plus loin : «Oui, il se passe des choses absolument intéressantes du côté de l’Afrique, Afrique du Nord comme subsaharienne, d’Ouest en Est, sans oublier le Sud. Bien sûr, comme partout dans le monde, c’est avant tout le cinéma qui tient son avenir entre ses mains, celles des artistes, des auteurs avant tout, qui luttent pour éveiller les pouvoir publics, à l’image d’un Tavernier hier.»

Une volonté politique fondamentale
«Du côté du Sénégal notamment, j’ai perçu personnellement une volonté politique, et cette volonté est fondamentale, à Dakar ou ailleurs, tout comme lorsqu’elle se manifeste autour du Festival de Ouagadougou au Burkina. Et j’ajoute une pensée pour le regretté Idrissa Ouédraogo. Par ailleurs, je regrette de ne pas avoir, pas encore, été voir plus avant du côté du Nigeria. Concernant la sélection africaine de cette année, portée par une nouvelle génération : s’agit-il de fleurs poussées dans le désert ou porteront-elles d’autres fruits ? L’avenir le dira. Mais quand j’ai reçu, entre autres exemples, le film du Congolais, Bajoli (Augure), sélectionné cette année, parmi 60 films toutes sections confondues provenant de 27 pays, cela m’a rappelé la révélation Mungiu en son temps. Auparavant, nous ignorions toute une génération de réalisateurs roumains…», poursuit Thierry Frémaux. (Ndlr, Pour mémoire, Mungiu a reçu la Palme d’Or en 2007). A travers les sections dites parallèles, Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique, Acid, la présence africaine reflète et appuie le propos de Thierry Frémaux. On y retrouve le Cameroun (Mambar Pierrette), la Guinée-Bissau (Nome) et l’Egypte (Paradis), élargissant le spectre du festival au-delà des limites de la francophonie.

Arrivée du Soudan, retour de la Tunisie
Parmi les surprises très attendues de 2023, on retiendra celle du Soudan, nouvel entrant (comme la… Mongolie) à Cannes, au moment où le pays subit les pires conséquences de l’antagonisme sanglant de ce que l’écrivain franco-libanais, Amin Maalouf, a justement nommé «les identités meurtrières». Good Bye Julia, de Mohamed Kordofani, explore, à travers les itinéraires croisés de deux femmes, l’une du Nord l’autre du Sud, les sources de l’actuel chaos soudanais. La Tunisie signe, pour sa part, un come-back notable après un bon demi-siècle d’absence de la sélection officielle (depuis Une si simple histoire de Abdellatif Ben Ammar, en 1970 !). 53 ans après, Kaouther Ben Hania, habituée des festivals internationaux, a gravi hier soir les fameuses marches du Palais pour présenter Les Filles d’Olfa, une œuvre novatrice, à la lisière du documentaire et de la fiction, narrant l’histoire d’une mère à la recherche de deux de ses filles happées par le djihad syrien. Kaouther et la Franco-Sénégalaise, Ramata-Toulaye Sy, qui foule le tapis rouge ce samedi avec Banel et Adama, quatre ans après le sacre de Mati Diop (Grand Prix pour Atlantique), font partie des sept réalisatrices sur les 21 prétendants à la Palme d’Or, pas encore la parité, mais un ratio disons «inclusif», infiniment supérieur au nombre de femmes cinéastes recensées sur les cinq continents. A noter que du côté des sections dites parallèles, la jeune cinéaste marocaine, Asmae El Moudir, 32 ans, apporte un regard féminin supplémentaire à travers La Mère de tous les mensonges, dans un genre docufiction qui rappelle celui de la Tunisienne.

Quand les femmes se saisissent de la caméra
Dans Den Muso, projeté en version restaurée lors de l’hommage rendu à Souleymane Cissé, récipiendaire du Carrosse d’Or, la jeune et malheureuse héroïne du cinéaste malien était symboliquement muette pour marquer que la «féodalité masculine», selon les mots-mêmes de Cissé, privait les femmes de parole. Près d’un demi-siècle plus tard, la «domination masculine» ne s’est sans doute pas dissipée. «Au Mali ou ailleurs dans le monde, il faudra quelque chose de radical pour changer les choses, tellement elle est enracinée», a estimé le cinéaste à la suite de la projection, jugeant qu’à cet égard, son film avait peu vieilli. Pour autant, aujourd’hui, des femmes, Kaouther, Ramata, Asmae comme d’autres, se saisissent de la caméra pour exprimer elles-mêmes leurs points de vue différents.

C’est ce qu’entreprend, dans un registre et un contexte différents, Ramata-Toulaye Sy à travers les amours de Banel et Adama contrariées par le poids des structures patriarcales traditionnelles. Une quête de forme, voire comme elle le dit elle-même, d’intemporalité, lui a fait masquer tout ciment des décors du film tourné dans la région de Podor dont ses parents sont originaires. Place à l’intime et au langage non verbal. Quand le cinéma de Souleymane Cissé usait d’un âpre réalisme reflétant sa formation à l’école d’un cinéma soviétique, chez Ramata, le matérialisme fait place, dit-elle, à une forme de «réalisme magique» et à une recherche formelle comme conducteur d’émotions pures et universelles.

Dans des styles distincts, cette quête des formes a sa place dans les deux films marocains que nous avons pu visionner, Les Meutes de Kamal Lazraq et Déserts de Faouzi Bensaidi. Ce dernier, présenté hors compétition dans le cadre de la Quinzaine des cinéastes, va jusqu’à clamer qu’il donnerait «sa vie pour la beauté d’un plan» et le démontre à l’écran. Cette quête serait-elle la marque du «nouveau» cinéma africain ?
Par Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière)

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