Dans les boutiques et sur les étals, hommes, femmes et enfants sont scotchés aux nouvelles des différentes éditions d’informations qui passent à la radio ou sur leurs téléphones portables. Si ce n’est pas un parent, c’est un ami ou un voisin dont on attend désespérément qu’il donne signe de vie, parmi les 38 (source gouvernementale) ou 22 (source locale) survivants de la pirogue partie le 10 juillet de Fass Boye et qui a échoué mardi 15 août au large des côtes du Cap-Vert. Ici, la tragédie de Palmeira ne laisse personne dans la quiétude. Tout le village est touché. De près ou de loin.
Le domicile du chef de village, lieu de convergences des familles dans le désarroi
Pour tout étranger qui se pose ce mercredi à Fass Boye, il ne sera pas difficile de trouver la demeure du chef de village. Il suffit juste de suivre les processions interminables de femmes, certaines incapables de se retenir, d’autres cachant leurs visages défigurés par les larmes, au moyen de foulards.
À ces mères, tantes, belles-mères et grand-mères, il faut nécessairement des nouvelles de leurs enfants. Et le chef de village est la première autorité à laquelle il faut se référer dans cette localité peuplée de « conservateurs » où le régime patriarcal a encore de beaux restes.
À 11 heures 47 minutes, le domicile de Baye Madior Boye ne désemplit pas. Le ballet des parents de victimes présumées de la pirogue du 10 juillet ne s’arrête pas.
« Il n’y avait pas que des jeunes de Fass Boye dans cette pirogue »
Entouré de ses épouses, qui se chargent de consoler et de rassurer les nombreuses dames en détresse, le vieux Madiop enchaîne les communications téléphoniques. Les gens l’appellent de partout. Il tient tout de même une pause de quelques minutes pour répondre aux questions de PressAfrik. « Je viens de raccrocher avec le Préfet. Nous avons échangé sur les différents chiffres avancés ici et là. Il m’a fait savoir que le gouvernement a parlé de 38 rescapés. Mais que d’autres sources sur place parlent de 22 et 25 survivants. Cela requiert un peu de prudence en attendant les recoupements de part et d’autres », souligne-t-il, pendant que la cour de sa maison continuait d’être assiégée par les familles et autres curieux attirés par les pleurs.
Sur les identités et l’origine des occupants de ladite pirogue, le chef de village confie: « Bien que l’embarcation soit partie d’ici, il n’y avait pas que des jeunes de Fass. Il y avait aussi des gens de la Casamance, de Saint-Louis, Thiaroye, Mbour, Thies etc. Mais comme elle est partie de nos côtes, c’est normal que nous soyons au Centre des attentions ».
En ce qui concerne les nouvelles de survivants, le vieux Madiop révèle qu’au moins quatre jeunes du village ont pu envoyer des messages vocaux à leurs parents via des numéros de secouristes cap-verdiens.
Pour en savoir plus sur ces rescapés, le chef de village nous renvoie à son voisin d’en face, Baye Arona Boye qui fait partie des parents de victimes présumées.
« J’ai un enfant et 7 autres neveux dans cette pirogue »
Entre la route principale et le quartier où réside le chef de village, l’ambiance ne permet pas de filmer les lieux ou même de prendre des photos. Une tension palpable, à mi-chemin entre la colère et le deuil, contraint les habitants à la sévérité.
Dès que vous franchissez le seuil de la porte de chez le vieux Arona Boye, c’est quasiment sur des filets de pêche que vous marchez jusque dans ses appartements privés. Peut-être une manière pour le maître des lieux de marquer son empreinte. Au milieu de plusieurs femmes venues au chevet de son épouse qui garde un calme olympien malgré l’épreuve, Baye Arona nous invite dans sa chambre à coucher après les salamalecs et présentations.
« Depuis plus de trois semaines, je suis à la recherche de cette pirogue avec mes collègues et camarades pêcheurs. Nous avons alerté les autorités, notamment le ministre de l’Intérieur après être restés 10 jours sans nouvelle de nos enfants, mais rien a été fait pour les retrouver », dénonce le vieux pêcheur, visiblement très remonté contre les autorités gouvernementales.
« La Marine espagnole et les autorités marocaines nous ont aidé dans les recherches. Notre État, non ! »
Le vieux Arona Boye déballe : « une délégation est allée jusqu’à Saint-Louis pour rencontrer le président des pêcheurs Makka Dieye. Ce dernier n’a ménagé aucun effort avec ses équipes pour nous venir en aide. Mais nous étions bloqués par un problème de logistique. Nous n’avions que des pirogues. Une pirogue ne peut pas secourir une autre pirogue. C’est alors que nous avons contacté certains de nos parents qui sont en Espagne »
Il poursuit: « Ils ont signalé cette disparition à la Marine espagnole qui a déployé les moyens nécessaires pour chercher la pirogue dans ses côtes pendant trois jours sans résultat. Ils ont eux-mêmes signalé ça aux autorités marocaines qui ont également recherché activement la pirogue. En vain. C’est alors seulement que nous avons eu la certitude que nos jeunes n’avaient pas quitté les côtes sénégalaises et qu’avec un peu d’effort, la Marine sénégalaise aurait pu les retrouver avant cette tragédie. Mais l’Etat n’a rien fait ».
Des maître-chanteurs ont essayé de profiter de la situation
Le vieux Arona Boye a également révélé que des gens malintentionnés ont essayé de profité du désarroi des familles des portés disparus pour les arnaquer. « Apres deux semaines de recherches sans nouvelles, alors que beaucoup d’entre nous s’étaient faits une religion sur le devenir de nos enfants, certaines épouses de portés disparus ont reçu des appels venant des numéros de leurs maris. Leurs interlocuteurs faisaient croire qu’ils détenaient ces derniers quelque part au Maroc et qu’il fallait leur envoyer de l’argent en échange de leur libération », confie le vieux.
Qui souligne que les épouses concernées ont eu la présence d’esprit de s’en ouvrir à eux avant de prendre une quelconque décision. « Dès que nous leur avons demandé de nous envoyer des photos et vidéos de nos enfants en vie, ils ont arrêté d’appeler »
Le moment où Baye Arona reçoit des nouvelles d’un de ses neveux sur son Whatsapp
Et comme pour le consoler, le ciel lui envoie un signe d’espoir. Il reçoit plusieurs vidéos et Audios sur sa messagerie Whatsapp. Il ouvre et tombe sur vidéo dans laquelle se trouve un de ses neveux. « Comme Dieu fait bien les choses, ces vidéos que je viens de recevoir viennent du Cap-Vert. L’homme que tu vois avec la casquette bleue est l’un de mes sept neveux dont je parlais. Il s’appelle Babacar Boye. Il fait partie des survivants. Pour l’instant, j’ai pas encore reçu des nouvelles de mes autres neveux et de mon fils. Mais Dieu est bon », dit-il en nous exposant l’interface de son téléphone et en faisant défiler les images. Le tout avec une voix qui tremblote et des yeux qui guidés par l’incertitude et la colère.
Les femmes à la recherche d’audios Whatsapp pour espérer compter leurs enfants parmi les survivants de Palmeira
Aussi insignifiant que soit le nombre de rescapés, c’est assez pour redonner l’espoir à toutes les familles qui avaient un enfant dans la pirogue du 10 juillet 2023. Chaque famille espère que ses enfants font partie de la vingtaine ou trentaine de survivants. Et dans le village, ils ne sont pas beaucoup à recevoir des informations sur l’identité des rescapés actuellement pris en charge dans une école publique de Palmeira.
Les hommes se partagent les Audios et vidéos entre eux. Pour le moment, la tactique semble être d’isoler les femmes qui pourraient rendre les choses plus difficiles.
Sur le chemin de la plage où la pirogue est partie, une scène assez triste se passe sous nos yeux. Deux femmes, parmi les mères des jeunes qui sont portés disparus depuis un mois et 5 jours, interceptent deux garçons qui étaient scotchés sur leurs téléphones. « Où sont les Audios Whatsapp ? Il parait que Maty Sarr et Mbayang ont la confirmation que leurs enfants sont vivants. Aidez-nous s’il vous plaît », ont-elles supplié.
Apparement désemparés, les deux garçons nient être en possession d’audios. En pleurs, les deux dames empruntent la ruelle qui mène au domicile du chef de village. Elles n’auront de repos qu’après avoir reçu des nouvelles de leurs enfants. Bonnes ou mauvaises.
Toutefois, il faudra tout de même attendre encore des heures, voire des jours et des semaines pour que tout le bilan de ce drame soit établi de manière précise par les autorités, avec l’aide des survivants. La prise en charge sanitaire et le rapatriement au pays de ces derniers est certainement la priorité du ministère des Affaires étrangères pour le moment.