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Enquête – De l’analogie au numérique : Photo 100 flashs

Par Bocar SAKHO – Avant la digitalisation, les photographes étaient perçus comme une caste à part. C’était du temps de l’analogie, qui a marqué une époque désormais révolue. Le numérique fut un tournant, qui a bouleversé leur vie professionnelle. Ce moment reste toujours précieux pour les nostalgiques, ceux qui ont vécu ces années fastes de la photo. 

De l’analogie au numérique, il y a eu des carrières détruites, des réajustements professionnels forcés. Agé de 56 ans, Lamine a passé toute sa vie derrière l’objectif. Quand le dernier laboratoire capable de traiter des pellicules a fermé vers 2006, il a dû s’affranchir du passé afin de faire évoluer sa carrière. Visage torturé par des années de labeur, ventre un peu bedonnant, ce passionné de photo, qui voit sa masse musculaire être anéantie par le poids de l’âge, a été témoin de la descente aux enfers de nombreux collègues. S’il a failli rater le coche numérique, il a bien négocié le virage après avoir admis que le glas des pellicules avait sonné. «C’est brutal. C’est comme l’arrivée de l’ordinateur, il fallait s’adapter ou disparaître. Beaucoup de photographes ont aussi dû changer de métier», rappelle-il.
Jeune homme fringant, rastas bien attachés, élégant sapeur, Lamine était un photographe à succès. C’était au début des années 90. Entre Pikine, Guinaw-Rails, Thiaroye, il est roi dans la banlieue. Il jouit de son aura sans retenue. En bonne logique, cette partie de son histoire appelle à un commentaire nostalgique. «C’était la belle époque. J’enchaînais les rendez-vous entre les domiciles de mes clients, mon studio et les labos. Il n’y avait pas de répit», assure-t-il en se caressant la tête.
Les jours de fête comme la Korité, la Tabaski et surtout le 31 décembre, il fallait faire la queue pour être immortalisé par Lamine. «La photo m’a tout donné : succès chez les femmes et dans la vie. J’ai réussi à construire ma maison», dit-il. Oui, les livres sont aussi écrits pour que leurs auteurs en éprouvent du plaisir.
Aujourd’hui, les rastas ont disparu. Et c’est la fin d’une époque glorieuse pour la photo. Cela reste une très longue parenthèse professionnelle «enchantée» dans la vie de milliers de photographes amateurs et/ou professionnels. Abdou, qui a plus de 30 ans de carrière au compteur, est nostalgique presque de cette époque. C’était à l’ère mécanique, mais il fallait avoir du talent pour faire de la photo. «Soit on est bon, soit on est mauvais, parce qu’on ne pouvait pas corriger ou rectifier. Ce qu’on appelait une image latente. Il fallait développer et tirer pour savoir la qualité», se rappelle-t-Il. Maintenant, on peut même «photoshoper» une image ratée. Tout était mécanique : il fallait charger la pellicule, qui pouvait contenir comme on le disait à l’époque «36 poses, quelques bonus» dans l’appareil, puis armer et commencer à photographier. C’était un travail artisanal, mais qui exigeait une certaine orfèvrerie pour pouvoir réaliser la bonne photo. «A l’époque, la pellicule «noir et blanc» coûtait 2500 F Cfa et la pellicule en couleur était de 1000 F de marque Kodak et Fujifilm. C’étaient des appareils de 100 Asa», se souvient-il. En ouvrant son album souvenirs, il décrit le ballet de «clients» chez lui, l’un des grands moments de sa vie. 2005, clic-clac, c’est la fin de Kodak.
Cheikh Tidiane Ndiaye a basculé dans le numérique en 2005, lui qui a commencé en 1986. Il avait ouvert son propre studio en 92, Espoir Studio à Pikine. «Le photographe était une star. Respecté. Chez moi, les règles étaient strictes, mais mes parents ont fini par admettre certains types d’habillement des filles. Je faisais mon travail et je gagnais beaucoup d’argent.» Il était sollicité partout. «Mbacké, Thiès, Diourbel. On faisait le tour du pays et on était choyé comme des princes», se remémore Cheikh, avec sa voix rauque. Une anecdote ? «Je croise certains photographes. J’avais immortalisé leur baptême ou le mariage de leurs parents», dit-il. Ça ne le rajeunit pas, mais montre le travail accompli pour arriver à opérer une transition.
Sexagénaire à la retraite, Libasse, cheveux blancs, a été nourri par l’appareil. Il a tiré les premiers flashs en 1972. Il est nostalgique de cet âge d’or de la photo. Elle lui a donné une notoriété, une réputation. Un nom. Temps révolu ? «Oui», répond-il avec une certaine amertume. «C’est un noble métier. On était sollicité partout et par tout le monde», ajoute-t-il. Mais tout a une fin, et il a rangé ses appareils en 2006, quand la dernière machine du laboratoire a été débranchée avant d’être mise à la casse. La technologie a tout bouleversé.
Pour Cheikh, la photo reste toujours une passion. Son ancien studio logé à Pikine, transformé en multiservices, fait partie de son histoire personnelle. Par entêtement et grâce à un enchaînement de circonstances, il avait créé une petite entreprise familiale. Si elle n’a pas survécu au démantèlement de l’ultime laboratoire capable de traiter les productions analogiques dans la ville de Dakar, qui ont connu un succès auprès du public, il a réussi à transmettre le métier à ses frères. «L’un est photographe, l’autre est monteur vidéo. Tout le monde s’y est essayé», dit-il.
Au fil de ses presque 40 ans de métier, il a archivé l’essentiel de ses productions et les contemple parfois d’un œil incrédule. Il regrette le temps où les photographies n’apparaissaient pas sur l’écran stérile d’un ordinateur ou le support fragile du papier du laboratoire local, mais brillaient dans la douce lueur d’un projecteur diffusant une par une des diapositives aux couleurs vives. Il a gardé son dernier appareil pour ne pas enterrer ce passé auquel il est toujours fortement attaché. «Je donne des cours à certains qui veulent devenir photographes. Cela leur permet de maîtriser les secrets de la photographie», poursuit Cheikh Tidiane.
Agé de 62 ans, Moustapha fouille ses caisses et défait ses dernières pellicules. Votre dernière photo en analogie ? «C’était la Tabaski 2005. Après, j’ai acquis un appareil numérique», se souvient-il. Il déroule le film de ses dernières productions. Sans chambre noire, il est difficile de voir la qualité de l’image. Il fait à l’ancienne : ferme un œil pour essayer de revoir le contenu de ses «négatifs». «Regarde, c’est un couple de jeunes, là c’est une vieille personne», dit-il. N’est-ce pas ? «Je ne vois rien du tout», chahute-t-on. Cette scène montre que l’analogie a comblé des générations d’utilisateurs talentueux. Ce fut une ère exigeante aussi bien pour la photographie que pour son développement. Cela offrait une richesse de coloris et un traitement unique de la lumière. «Le numérique n’a pas comblé cela en dépit de ses avantages évidents», admet ce photographe.
En plus de la photo, il est devenu vidéaste. Son grand-frère n’a pas facilement réussi la transition. Trouvé dans son studio, aux murs défraichis recouverts de draps blanc et bleu qui servent de décor scénique, Lamine a longtemps résisté pensant qu’il s’agissait d’un bug passager. «J’ai eu tort. Mais je regrette tellement cette époque. Les gens faisaient la queue pour se prendre en photo», se replonge-t-il ainsi dans ses années fastes. Avec l’arrivée du Smartphone, clap de fin.

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