SOCIETE

Pr Aly Tandian, président de l’Observatoire sénégalais des migrations/directeur du Laboratoire des études et recherches sur le genre, l’environnement, la religion et les migrations : «Je ne pense pas que les choses s’estompent de sitôt»

La vague migratoire s’ébranle encore et de plus belle vers l’Europe. Le professeur Aly Tandian promène un regard averti sur ces mouvements, esquisse le profil du migrant sénégalais et interroge la politique migratoire sénégalaise.

Nous assistons à une accentuation des migrations irrégulières, surtout au niveau des communautés côtières. Fass Boye et Rufisque sont encore en mémoire. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Je pense que c’est surtout au niveau médiatique qu’il y a une accentuation. Il ne faut pas perdre de vue que lorsque les jeunes ont abandonné la voie maritime entre 2006 et 2008 avec le phénomène «Barça ou Barsakh», ils se sont orientés vers la voie terrestre. Ils passaient par Agadez pour rejoindre la Libye. En 2015, il y a eu une loi anti-migration au Niger qui est venue brouiller cette voie. Aussi, avec ce qui s’est passé avec la Tunisie qui n’a pas su sortir de la crise économique et qui s’est retournée contre les populations étrangères, il fallait reprendre les routes maritimes qui ont toujours existé, mais avec moins de médiatisation. Les migrants arrivaient également aux îles espagnoles à compte-gouttes. Pour ce qui est des mouvements actuels, il faut dire qu’il y a eu une superposition de crises (sanitaire, économique et sécuritaire au Sahel). Il y a aussi le changement climatique et ses dégâts au niveau des côtes. Il y a par exemple des pertes d’hôtels à Saint-Louis, vers Doune Baba Dièye, Tassette et Tassinère. Toutes ces crises font que les populations, surtout celles des côtes, sont obligées de reprendre les routes migratoires, pas forcément comme candidats à la migration irrégulière, mais pour offrir leur savoir-faire et leurs moyens de production, les pirogues. En termes de proportion, je pense qu’il y a moins de jeunes originaires des côtes qui sont partis que des populations de l’hinterland. Il faut cependant reconnaître que la situation actuelle de la pêche ne facilite pas les choses. En tant que chercheur, je travaille depuis 1997 sur les migrations au Sénégal, mais pour la première fois, j’ai vu au niveau des côtes sénégalaises, sur des pirogues, des bouts de cartons où il est mentionné avec un numéro de téléphone : «pirogue à vendre». Ça veut dire que la pêche ne nourrit plus son homme. Cela veut dire également que ce n’est plus par la pêche que les populations vont parvenir à se réaliser. A Saint-Louis, Ngokhou Mbathie et autres, il y a des populations qui souffrent et qui n’arrivent plus à s’en sortir à cause de la cherté du carburant et du matériel. Il y a une pauvreté terrible.
Pour ce qui est des cas de Fass Boye et Rufisque, les départs se sont faits après un événement ou à la veille d’un des événements les plus festifs au Sénégal. C’est la Tabaski. Les gens se sont rendu compte de leur niveau de pauvreté. Ils savent qu’ils n’ont pas les moyens, qu’ils ne peuvent ou n’ont pas assuré, et mobilisent le peu qu’ils ont pour organiser le voyage d’un membre de la famille. Il faut essayer de superposer les voyages aux grands événements. Il y a, bien sûr, l’aspect climatique qui entre en jeu, mais ce sont surtout les grands événements qui dictent et régulent les départs des candidats à l’émigration irrégulière. Je ne pense pas que les choses s’estompent de sitôt. Rien que cette année, en 3 mois, il y a eu 49 pirogues qui sont arrivées aux îles Canaries. Quand on observe le comportement des jeunes qui arrivent, la manière dont ils crient, chantent et manifestent leur joie, il y a un problème. Quand les gens sont contents de quitter leur pays, il y a un problème. Je suis allé voir ces populations côtières régulièrement et sur plusieurs années. Je les ai vues organiser des mariages, des baptêmes, etc. Le Lébou, qu’il soit de Dakar ou de Guet-Ndar, est dans la visibilité. Il n’est pas dans l’épargne. Il dépense ce qu’il gagne et pouvait organiser le baptême de son fils aîné deux fois parce que le capital économique était présent. Aujourd’hui, nous voyons des naissances sans baptême pour cause de précarité terrible. Il y a évidemment un système de circulation de don contre don qui permet de venir en aide aux autres. Ces populations peuvent donc se tourner vers l’émigration irrégulière pour vivre, survivre même. Elles sont très attachées à leurs terres, mais sont obligées de partir, de partir très loin et d’y rester le plus longtemps possible malheureusement. C’est ce que nous observons.

Il y a également aussi une sorte de recroquevillement des Etats voisins. La Mauritanie surveille avec une certaine sévérité ses côtes. La Guinée-Bissau, qui était aussi un espace d’accueil pour les pêcheurs sénégalais, est de plus en plus réticente. A ces difficultés, s’ajoute la présence des chalutiers qui sont des bateaux-usines. Ils capturent, traitent et envoient. J’ai eu à visiter ces bateaux et j’en suis sorti avec des maux de tête. Vous ne pouvez pas imaginer combien nous perdons et combien nos populations sont exploitées dans ces bateaux.
Ça, c’est le volet matériel. Il y a un aspect immatériel qu’on n’interroge pas souvent. Vous étiez propriétaire de pirogue et vous devenez ouvrier dans un chalutier. Qu’est-ce que vous perdez en termes de pouvoir décisionnaire ?

Plus généralement, avez-vous, au niveau de l’Observatoire sénégalais des migrations, une idée de ce que l’on pourrait appeler un profil-type du migrant irrégulier ?
Nous sommes en train de travailler sur «Migration et intelligence artificielle» pour définir le profil potentiel du migrant irrégulier. A partir des informations que nous avons obtenues et collectées à partir de plusieurs régions : 3 du Sud (Kolda, Kédougou, Tambacounda), 2 du Nord (Saint-Louis et Louga) -nous attendons de disposer d’autres fonds pour poursuivre-, nous avons pu constater qu’une bonne partie des gens qui partent ou qui ont l’ambition de partir sont issus de familles qui ne sont pas pauvres, mais qui assurent le quotidien comme elles peuvent. On ne peut pas dire que ceux qui partent sont les plus pauvres parce que quelqu’un qui mobilise 500 000 F ou plus n’est pas très pauvre, d’autant plus que les gens ne vendent pas la totalité de leurs biens. L’autre élément à prendre en compte ici est qu’on ne connaît pas exactement le niveau d’engagement des femmes dans les migrations irrégulières. Elles migrent souvent, mais font surtout migrer. Elles mobilisent beaucoup d’argent et contribuent à cette migration irrégulière par la tontine, la vente de bijoux, etc.
Dans le profil, la position de la personne qui part dans la fratrie n’est pas assez bien connue. Le plus souvent, c’est l’aîné ou le benjamin issu de famille polygamique qui part. Ce sont aussi des gens qui ne sont pas au chômage. Ils travaillent, mais sont ce qu’on appelle des travailleurs pauvres. Ils n’arrivent pas à se réaliser avec ce qu’ils gagnent. Ils dépensent par exemple 200 000F par mois, mais gagnent pratiquement la moitié ou le tiers.

Ce sont également des gens qui travaillent pour d’autres. Le bénéfice de leur travail ne leur revient pas. Il y a donc une forme de frustration qui les anime et les pousse à partir. Ce sont par exemple les chauffeurs de taxi ou les gestionnaires de boutique, qui voient l’argent circuler au profit d’autres personnes ou qui ont des projets mais pas de moyens de financement. Nous avons aussi vu que contrairement à ce qui se dit, ce ne sont pas seulement des populations rurales. Une bonne partie dispose d’un certain capital d’urbanité et d’un capital professionnel. Ce sont pour l’essentiel des personnes qui ont travaillé pendant au moins 5 ans et ont plusieurs activités. Boulanger la nuit et marchand ambulant le jour par exemple. Le candidat à l’émigration irrégulière se distingue aussi par son utilisation très forte et permanente des technologies de l’information et de la communication. Parfois, vous rencontrez des jeunes qui peuvent décrire les rues de Barcelone alors qu’ils n’ont même pas de passeport. Dans la solitude, ils se réfugient derrière leur téléphone portable.
Ce sont là quelques informations qu’on peut donner comme pistes pour avoir une idée sur le profil du candidat à la migration irrégulière.

Et pour ce qui est de la tranche d’âge ?
Le cas du jeune Doudou à Mbour a perturbé les hypothèses sur cette question. On parlait des 16-35 ans, mais aujourd’hui, on peut dire qu’il y a une précocité des départs. Il y a souvent une main derrière. Tout le monde veut avoir un Sadio Mané à côté et envoie ses enfants en espérant que ceux-ci pourront monnayer leur talent artistique ou sportif. J’ai vu à Agadez un jeune qui avait des clés Usb comme bagage. Il y avait ses morceaux de rap.

Quelles sont les stratégies initiées par les autorités et quelle lecture faites-vous de leur efficacité ?
Le Sénégal se positionne, avec le Maroc et la Mauritanie, comme l’un des meilleurs élèves. Ils sont concurrencés récemment par la Tunisie, qui a pu décrocher 200 millions d’euros auprès de l’Ue. Le Sénégal est considéré comme un des meilleurs élèves parce qu’il est dans la sécurisation. Pourtant, ce n’est pas ce qui va régler le problème. Arrêter, juger ou emprisonner les jeunes, c’est s’en prendre au fait. Il faut convoquer les causes profondes, les véritables raisons des départs. Ces causes, nous les avons dans nos familles. Ceux qui partent sont nos fils et neveux, ce sont des gens avec qui nous partageons le bol de riz. Nous savons pourquoi ils partent et parfois nous avons une responsabilité dans leur départ. Les enfants ne partent pas, on les fait partir. Quand dans une société, on dit qu’avoir de la chance est mieux que d’avoir une licence, d’un commun accord nous sommes en train de sceller que ce n’est pas par l’école que la promotion sociale va se faire. La pression sociale est terrible. Quand on fait croire à des enfants qu’ils doivent impérativement emmener leur parent à la Mecque alors qu’on ne l’a pas soi-même fait pour ses parents, c’est reporter la pression sur eux. Nous avons une société qui est dans la mise en scène, qui fait semblant, mais qui est hyper agressive. C’est par le voyage que les gens existent. C’est en voyageant qu’ils matérialisent leur existence. Et un voyage réussi. Le rapatriement est perçu comme une honte pour toute la famille, parce qu’il n’y a pas retour sur investissement. Tout cela est à prendre en compte pour comprendre la détermination des candidats et les récidives. Il faut comprendre que la migration est un fait social, et c’est comme ça que nous arriverons à trouver une réponse.

Etes-vous, en tant qu’expert, inclus dans le processus d’élaboration des stratégies ?
Le Sénégal a un document qu’il appelle politique migratoire, qui n’a rien à voir avec une politique migratoire. C’est une compilation de lois, d’arrêtés. Une politique migratoire est une vision et doit prendre en compte les populations étrangères présentes au Sénégal. Elle doit dire ce qu’on veut faire de tout ce qui gravite autour des migrations. J’avais une petite place lors de l’élaboration du premier document. J’ai participé aux premières rencontres, mais je me suis rendu compte qu’on n’avait pas le même regard. La posture du Sénégal est de s’adosser à l’Oim qui intervient rarement là où il n’y a pas de caméras. Il y a une sorte de marchandisation de la migration. Je ne m’y suis pas retrouvé et je suis parti. Comment peut-on faire une politique sans connaître le profil de ses bénéficiaires. Personne ne peut vous donner le nombre de Sénégalais qui se trouvent à l’étranger. On ne nous propose pas non plus une cartographie précise de la migration irrégulière. J’ai appris récemment que le document a été repris, mais c’est toujours l’Oim qui dirige. Pour eux, l’émigration est un danger, alors que pour moi c’est une opportunité.

Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait encore être fait pour limiter ces départs massifs ?
Tout est question d’agenda. Je pense que la migration n’est pas encore dans l’agenda de nos politiques. Il faut qu’on arrive à faire un maillage, à comprendre la migration comme un fait social, avec une étude pointue qui nous permettra d’avoir des évidences scientifiques. On ne peut pas prendre des décisions avec des a priori et des idées reçues. Il faut un travail sérieux dans plusieurs régions, villes et villages, avec plusieurs acteurs. Il faut surtout donner la parole à ces candidats à la migration irrégulière.

Il faut aussi voir la migration comme une opportunité et former nos jeunes de sorte à les rendre employables partout dans le monde. Il faut ensuite les accompagner pour qu’à leur retour, ils puissent avoir leurs propres affaires et s’épanouir. Il faut du temps, de la patience et une ingéniosité sociale. Vouloir fermer les frontières n’est pas la solution. Il faut un sursaut national, discuter avec ces jeunes et créer une structure spéciale qui traverse tous les ministères. Je suis surpris de voir que l’on évoque toujours les ministères des Affaires étrangères, de l’Intérieur ou des Forces armées. Elle est où l’Education ? Elle est où la Formation ? Je pense que la migration est une chaîne de valeur et il faut prendre en compte tous ces éléments. Comment peut-on proposer l’aviculture à un jeune originaire de Guet-Ndar, alors que sa vie est liée à la mer ?
Il faut d’abord une connaissance des causes profondes, des profils, de la cartographie des zones de départ, de l’offre d’opportunités, etc. La grande difficulté que nous avons, c’est de vouloir apporter des réponses générales là où il faut des réponses spécifiques. La réponse qui convient à Saint-Louis peut être à mille lieues de celle qui doit être apportée à Louga. Ce sont des temporalités et des espaces différents, avec des acteurs aux ambitions migratoires différentes.
Par Moussa SECK et Abdou Rahim KA

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