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Partir, fuir, foutre le camp de ce pays où tout fout l’camp : «L’enfer c’est ici, le paradis, l’autre côté de la Méditerranée»

Qu’est-ce qui nous arrive ?
La première fois que j’ai entendu un jeune Sénégalais dire «je veux foutre le camp de ce pays», j’ai eu un pincement au cœur. La deuxième fois, je me suis interrogé : «Comment peut-on fuir ce dont on est responsable ?» Puis, pour me rassurer, j’ai pensé : «Ce n’est pas grave : ce sont des cas isolés.» Mais, avec les vagues de «Barça ou Barsakh», c’est-à-dire «poser les pieds en Europe ou mourir», j’ai crié à la folie collective. Et j’ai eu honte de moi, de mon pays et de mon continent assimilés à l’enfer par sa propre jeunesse : «Le paradis, c’est l’autre côté de la Méditerranée.» Et j’ai pensé à Cheikh Anta et à son rêve. J’ai pensé à Lat Dior et à sa fierté. J’ai pensé à Kéba Mbaye qui disait des immigrants d’Afrique noire franchissant les barbelés de Melilla pour le mirage européen qu’ils n’y laissaient pas seulement des morceaux de vêtements, des lambeaux de chair, mais aussi une partie de notre dignité commune. J’ai pensé aux voleurs de sexe, aux hystéries collectives dans les lycées et les collèges, etc., pour sonder le mystère. J’ai pensé à tous les incompréhensibles de notre histoire récente. Car je n’arrive pas à comprendre le phénomène.

Qu’est-ce qui nous arrive ? On parle de chômage, de pauvreté, de désespérance. Mais ceux qui partent ne sont pas que des chômeurs et des pauvres. J’en connais qui sont relativement riches et loin de la désespérance. On parle d’échec des politiques de développement. Mais le gaspillage à l’occasion des cérémonies est toujours de mise, aussi bien chez les riches que chez les pauvres, de même que le tape-à-l’œil et le culte du superflu. J’essaie de comprendre. Je fais la généalogie des mauvais comportements, depuis les coins de rue transformés en urinoirs, les regards d’égouts volés et le naufrage du Joola, en passant par les accidents de circulation, les accidents domestiques et les bâtiments qui s’écroulent du fait de notre négligence. Je fais le tour d’horizon des dérives politiciennes : des tontons macoutes aux calots bleus, en passant par les marrons du feu, jusqu’aux «gatsagatseurs». Et je mesure l’évolution de la bêtise dans l’arène politique : des jets de pierres aux policiers aux domiciles attaqués, facultés incendiées, ambassades saccagées, cocktails Molotov jetés dans les cars de transport en commun : de l’arrogance, la dilapidation des ressources aux détournements des deniers…

J’essaie de comprendre. Je pense à la traite négrière, à la colonisation et au pillage des ressources de l’Afrique. Je pense au grand déséquilibre dans lequel se trouve le monde où nous vivons : la richesse pour un petit nombre d’hommes et de pays, la pauvreté à la multitude. Je pense à nos compatriotes fortunés qui font accoucher leurs épouses en Occident pour offrir à leur progéniture dès la naissance, la bonne nationalité. La nôtre étant la mauvaise. Puis me vient à l’idée la dépigmentation de nos femmes, parfois même de nos hommes : une autre façon de se renier. Et je devine alors, même si je ne comprends pas toujours le phénomène de l’émigration par les pirogues, que le projet de partir ne date pas d’aujourd’hui, et qu’il revêt plusieurs formes : quitter sa couleur, sa peau, son identité…

«Le Sénégal est-il toujours le Sénégal ?»
Et, cependant que notre pays se vide de sa jeunesse, que nos institutions sont piétinées, que notre système éducatif se dégrade, que nos écoles coraniques produisent des enfants de la rue, que notre musique locale rivalise d’harmonie avec les concerts de casseroles, que les programmes de nos télévisions et radios se guignolisent, que nos prêcheurs se confondent avec les amuseurs publics, que nos partis politiques prennent des allures de sectes, que les leaders se muent en gourous, les militants en adeptes, que l’insulte et le dénigrement deviennent le passe-temps favori de notre population, que l’ironie et la caricature se démocratisent, que la politique parasite la culture et le sport et fracture la famille, et que partout se promeut l’intolérance et se cultive la haine…, en ce moment, hélas, comble de déchéance, la foule s’occupe, à Kaolack, à Léona Niassène, de déterrer et de brûler un cadavre, sous prétexte qu’il ne mérite pas d’être enterré, parce qu’il serait celui d’un homosexuel.
Et ce fut un ballet macabre autour d’un feu de malheur, à la grande honte de notre Peuple. Ce fut la liesse populaire, comme au temps des esclaves grecs jetés aux fauves sous les regards d’une foule en quête d’émotions fortes. Qui a le droit de juger un homme mort ? De lui refuser une tombe ? Qui a le droit d’exercer de la violence sur un cadavre ? Personne. Hélas, cette horde ne le sait pas, qui déterre une dépouille mortelle, la traîne dans les rues, la brûle, imprégnant la ville de fumées et d’exhalaisons malsaines, et s’en parfumant en une sorte de délectation morose. Et je dénonce, avec le Préfet de Kaolack, des actes d’une extrême gravité relevant de la barbarie. Je condamne, avec le Khalife général de Léona Niassène, je m’indigne, crie et pleure avec le maire Fadel Gaye. Je m’interroge avec l’islamologue Aziz Kébé : «Comment des humains osent-ils disputer à Dieu le châtiment infernal ?» Parce que, répond le romancier Mbougar Sarr, «depuis toujours, trop d’hommes, dans ce pays, se prennent provisoirement pour Dieu, et parlent pour Lui, et jugent pour Lui».

Et l’islamologue de renchérir : «Le Sénégal est-il toujours le Sénégal ?» Je réponds non, hélas ! Parce que le Sénégal sans la teranga, la bonne humeur, la saine plaisanterie et la tolérance, n’est plus tout à fait le Sénégal. Tout fout le camp chez nous, pour emprunter une formule qui convient bien au contexte. Je ne parle même pas de respect. Je ne parle pas de savoir-vivre et d’élégance. C’est notre humanité que nous sommes en train de perdre. Considérons l’idée que nous nous faisons de la famille et de la fraternité ; celle que nous nous faisons de la Nation, de la politique et du pouvoir ; de l’homme, de sa vie sur terre, de Dieu et de la religion. Nous comprendrons alors qu’en vérité, nous sommes le reflux du flot de vertus drainé par nos ancêtres et occupons la dernière place d’une humanité obsolète et décadente. Nous ne savons plus bien parler. Nous ne savons plus bien penser. Nous ne savons plus collaborer, dialoguer et nous entendre. Nous ne savons plus nous respecter, respecter notre prochain, nous aimer, aimer notre prochain… Et me prend l’envie, au même titre que beaucoup de nos jeunes, de foutre le camp de ce paradis en flamme. Partir et mourir plutôt qu’assister impuissant à l’autodafé de cadavres indésirables !

Une anecdote sur la migration des vertus
Serigne Pape Malick Sy parlait à peu près ainsi de la migration des vertus annonciatrice de la fin de l’humanité : Dieu a fait descendre les vertus sur terre pour habiller la nudité des humains. Par vertus, il faut entendre les valeurs cardinales de «jom» (le sens de l’honneur), de «ngor» (la dignité), de «njub» (la droiture), de «dëgu» (la véracité), de «muñ» (la patience), de «kolëre» (la fidélité), etc. De nos jours, elles retournent toutes au ciel qui est leur patrie d’origine, parce que les hommes ne veulent plus s’en draper : ils préfèrent vivre nus. Les anciens aussi, gardiens du temple des vertus, s’en vont. Ils partent tous parce qu’en vérité, ils sont devenus inutiles, et notre époque les ignore. Il fut un temps où être vertueux était naturel, un temps où, en chaque domicile, on trouvait un ancien à la voix forte, à la parole écoutée et dont l’index était respecté. Aujourd’hui, la vertu est souvent feinte là où l’on croit la percevoir. Car les humains préfèrent leur nudité. Et l’on peut faire le tour des quartiers sans voir aucun ancien ou seulement des anciens ne jouissant plus d’aucun respect et pressés de rentrer au ciel eux aussi.

Trois proverbes pour ne pas perdre espoir
J’ai sollicité un jour, au détour d’une causerie, l’illustration de la situation actuelle de notre pays frappé par l’émigration clandestine et le non-respect de la nature, de l’humain et de la vie. Un jeune ami m’a proposé une image qui m’a glacé le cœur : des feuilles tombantes d’un arbre mort. J’ai alors pensé à la fin. J’ai pensé que tout était fini pour nous, à jamais irrécupérables. Trois maximes et quatre vocables m’ont remis d’aplomb. La première maxime est de Wolof Ndiaye : «Tant qu’on dispose de la graine, on ne doit pas désespérer du fruit.» La deuxième est du philosophe allemand, Friedrich Nietzsche : «Il n’y a de résurrections que là où il y a des tombeaux.» La troisième est du romancier brésilien, Paulo Coelho : «L’heure la plus sombre de la nuit est celle qui vient avant le jour.» Les quatre vocables : Repentir, prière, travail, endurance.
Et j’ai compris alors que le paradis n’est pas un ailleurs meilleur, mais un chez-soi travaillé. Car, en vérité, c’est d’avoir pensé que le paradis se trouve ailleurs que l’Occident a transformé le monde en enfer, inventant : traite négrière, génocide, guerre mondiale, bombe atomique…

Repentons-nous et réinventons le respect
Dans son livre Heshima, Les dix rocs du respect, l’écrivain Laurent Lubulu propose le respect comme remède face au mal de nos sociétés marquées par l’intolérance, l’exclusion, la xénophobie et la violence qu’elles charrient. Il rappelle que le respect, c’est bien plus que le savoir-vivre et la politesse. Puis ceci que lui avait enseigné sa mère dans son Congo natal en déposant devant le garçon qu’il fut dix petits cailloux formant une pyramide pour l’aider à mémoriser ses paroles : respecte-toi ; redouble de respect pour l’inconnu ; triple de respect pour celui qui te respecte ; quadruple de respect pour celui qui ne te respecte pas. C’est simple, quelque peu naïf apparemment, mais puissant, si l’on y réfléchit. Nous y reviendrons. En attendant, repentons-nous, réinventons le respect et embrassons cette terre du Sénégal qui nous a vus naître, ce continent qui a tant souffert, cette planète qui se meurt du fait de l’inconscience humaine.

Abdou Khadre GAYE
Ecrivain
Président de l’Emad
Coordonnateur de Taxaw
Dakar, novembre 2023

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