Avec plus de 30 ans de carrière, Gaston Mbengue, décédé hier à l’âge de 73 ans, a contribué à l’éclosion de la lutte avec frappe dans un contexte où les sponsors n’existaient pratiquement pas. Premier promoteur de l’arène, connu pour «son franc-parler», il est passé par toutes les voies de la vie pour bien implanter son entreprise. Malade depuis quelques années, il avait délégué sa structure Gaston Productions à son fils.
Le Quotidien, à qui il a offert une visibilité lors de l’un ses nombreux combats, en février 2003, à la veille de la parution du no00, a décidé de sortir sans retouche ce portrait publié le 10 mai 2007.
Oui ! Il a eu à forcer le cours de son destin. Il a eu à repousser ses limites. Bien sûr ! Il a, également, bichonné sa structure de production. Sa vie tout simplement pour en arriver là. Aujourd’hui, il est convaincu que rien ne pourra dissoudre son œuvre. Même pas l’usure du temps. «C’est vrai qu’on citera toujours mon nom dans le milieu de la lutte. Mais, je l’ai fait par amour pour mon pays», savoure-t-il.
Oui ! Personne ne pourra l’occulter. Pas le «Sénégal de la lutte» qu’il a gratifié de plusieurs après-midis «nirvanesques» de chocs de dieux. Pourtant, il enveloppe son histoire d’un regard doux, sans ardeur excessive. Comme si le passé ne valait pas trois sous, alors que les souvenirs sont là, logés dans le cœur de ce «vieux» promoteur de vingt ans de carrière, bardés de souffrance et d’idées noires. «C’est vrai. J’ai eu à traverser plusieurs moments difficiles avant d’en arriver là. C’est clair que cela n’a pas été facile», dit-il.
A 57 ans, Salif Mbengue, son nom à l’état-civil, Ndiambour-Ndiambour pure souche, au sourire large et à la voix grave, n’a rien oublié de son parcours. Son cœur a encaissé, sa mémoire a entassé ses biens perdus. Mais, la confiance de Gaston en sa bonne étoile était «sans limites». Gaston a, vraiment, maçonné son œuvre toujours guidé par «son désir de réussir». Il a mis le prix pour assouvir ses desseins. Au début, son histoire a failli se terminer sous les lumières blafardes de l’arène. La souffrance endurée n’est pas rangée aux oubliettes.
Aussi aurait-elle pu être racontée comme l’échec d’un «homme sorti de nulle part» pour venir «envahir» le monde «complexe» et «hostile» de la lutte. Car il y a eu tellement de «vexations», de tentatives «d’humiliation» et de vœux «d’échec». Mais, le sentiment tenace de vouloir réussir à n’importe quel prix a sauvé son entreprise. Belle histoire qui, toutefois, à force de détermination et de hargne, force le respect.
Déterminé demeure son trait particulier. A ce titre, il nous révèle : «Quand je commence une chose, j’y vais à fond. Je ne lâche jamais et je ne me résigne pas. Les gens disaient que je suis fou, que je ne pouvais pas réussir dans ce milieu parce que je perdais de l’argent à l’issue des combats que j’organisais.» C’est clair que ce n’était pas évident. Car les échecs lui ont valu des «moqueries».
Juste sous les lambris de ses débuts, il se réveille souvent «désespéré» alors que l’arène l’a dépouillé de quelques-uns de ses biens. Gaston, ruiné, vend sa maison à Ouakam et son magasin de prêt-à-porter (Différence Boutique) en 1994 pour satisfaire ses ambitions. «C’est fou. J’ai vendu autant de biens pour m’en sortir. Je ne voulais échouer à aucun moment. J’y ai mis le prix pour en arriver là.»
Il n’avait vraiment rien à perdre. Mais il se devait de réussir. Durement éprouvé par ses détracteurs, il s’est toujours résolu à poursuivre son objectif. «Il n’y avait pas de sponsors, il n’y avait absolument rien. Je sortais de l’argent que je distribuais sans être sûr que j’allais m’en sortir. Je ne voulais pas être lâche, sinon mes détracteurs allaient être contents. J’ai perdu mes biens, mais je devais assumer», sourit-il. Les jours de gloire ont succédé aux nuits sombres avec une soudaineté presque irréelle pour le sortir des vestiaires de l’angoisse. Il faut dire qu’il s’est battu comme «un enragé». Sa fortune s’est reconstituée par la suite.
Aujourd’hui, il est devenu un promoteur satisfait, libéré de l’angoisse de l’échec qui emprisonnait sa vie. «J’ai la satisfaction morale d’avoir réussi autant de choses. C’est cela la vie. Se battre pour pouvoir s’en sortir en surmontant tous les obstacles et se sentir fier de soi», savoure-t-il. S’il n’a rien oublié de son parcours, aujourd’hui, il peut s’enorgueillir d’être le premier à avoir fait la promotion de l’arène. C’est sûr. Car, depuis son entrée dans la lutte, il a changé la donne en attirant les gros marchés économiques, sponsors, et aujourd’hui les droits de télévision. Il a tout simplement révolutionné la profession du «sport de chez nous» pour la propulser vers ce qu’il faut bien appeler la lutte d’aujourd’hui. Il jubile : «Je suis content quand je vois que je suis arrivé à ce stade. Maintenant, l’argent coule à gogo dans l’arène. Il y a des sponsors qui viennent de partout et les médias ont investi le milieu.»
Gaston Defferre
II a fait fortune dans l’arène, même s’il se contente juste d’avancer : «Je vis décemment parce que je ne dispose pas d’une grosse fortune.» Mais, dans le quartier huppé de Hann Maristes où les nouvelles fortunes sénégalaises ont pignon sur rue, où les luxueuses villas sortent de terre, il est propriétaire d’une douillette maison à deux étages. Polygame, Gaston vit avec ses deux épouses et sept «bouts de bois de Dieu» dont l’aîné, âgé de 27 ans, et deux autres de ses frères collectionnent des «Masters de gauche à droite en France». En tout cas, il reconnaît que ses enfants ont plus de «chance que lui». Fils de Khaly Mbengue, «grand notable» de la ville de Louga où il est né, il a passé son enfance sans «heurts» et sans «faim», avant de quitter le giron familial pour rallier Saint-Louis afin de poursuivre ses études au Lycée André Peytavin.
En mai 1968, le Sénégal, gagné par le vent de la contestation et de la révolte, s’embrase sur le front scolaire. Le môme en classe de Terminale E est renvoyé pour «motifs de grève». Son attitude de révolté, de va-t-en-guerre, lui a valu le pseudo de Gaston Defferre (ancien ministre des Territoires d’Outre-Mer et auteur de la Loi cadre de 1956). Il quitte ainsi la vieille ville pour rejoindre Fass. Jeune désœuvré, il s’adonne à la vente de produits alimentaires, mais son papa, très attaché aux préceptes de l’islam, «lui interdit de vendre de l’alcool». Il se tourne vers la vente de friperie, trimballe sa silhouette dans les rues de Dakar, avant de migrer vers le Maroc, l’Italie et enfin les Etats-Unis. Avec quelques millions en poche, il revient au pays natal et ouvre «le plus grand magasin» de prêt-à-porter de Dakar, Différence Boutique, à la rue Valmy, pour ensuite le transférer à l’avenue Georges Pompidou.
Ainsi, Gaston, qui ne connaît que le «travail», seul facteur «d’anoblissement de l’individu», décide d’investir le monde de l’arène pour devenir promoteur de lutte, aux côtés de Ahmet Diène. De 1987 à 1998, il impose sa mainmise sur le «sport de chez nous» avant d’être rejoint par Serigne Modou Niang qui témoigne : «Il faisait son travail et moi je faisais la promotion des espoirs. Nous avions de bons rapports et il me conseillait souvent.» Mais, Gaston dirige à lui seul son entreprise, sans le soutien de personne. Contrairement à certaines insinuations sur les prétendues largesses du Parti socialiste (Ps) dont il aurait bénéficié, il rétorque que c’étaient les «mauvaises langues qui véhiculaient ces infos». Cet homme, qui a grandi sous l’ombre tutélaire de sa sœur (Aminata Mbengue Ndiaye), réclame haut et fort son appartenance au Ps, mais veut que son entreprise soit perçue comme une réussite personnelle. «Ma sœur a été pendant sept ans ministre, je n’ai jamais bénéficié de marchés de son département. Les Socialistes étaient de grands hommes d’Etat qui ne distribuaient pas l’argent de gauche à droite. C’est vrai que beaucoup de personnes croyaient que j’allais être sacrifié avec l’alternance.»
Un mini-championnat au goût d’inachevé
Mais, ce n’est pas le cas. Mieux, ses affaires «prospèrent» davantage sous le régime Wade. Il multiplie les innovations pour rendre encore plus attractive la lutte, avec les galas et les mini-championnats qu’il a lancés cette saison «pour rester dans l’ère du temps». Malheureusement, il est sorti de ce gala avec une «grosse déception», suite au refus des deux lutteurs Zoss et Lac de Guiers 2 de disputer la finale du tournoi : «je les ai sortis de l’anonymat. Mais, ce sont des gens ingrats qui ne sont pas du tout reconnaissants», peste-t-il. Durant son long vécu de promoteur, il y a eu des combats qui lui sont restés en travers de la gorge, comme la revanche Balla Bèye II-Moustapha Guèye en 2004 dont le dénouement comique lui avait fait «vraiment mal avec leur refus de combattre». Il y a, aussi, le nul combat entre le Tigre de Fass et Yékini, le 31 juillet 2006. Comme le peuple de l’arène, il a également été «floué» par les deux champions. Il avoue : «Effectivement ! Ils ont vraiment déconné ce jour-là. J’ai investi beaucoup de millions et ils sont venus pour faire ce qu’ils veulent. Ça m’a fait mal. Et c’est pourquoi j’avais décidé de ne plus organiser ce combat.»
Il est clair que ces affiches, qui constituent des «exceptions», ne peuvent pas «entraver» tout ce qu’il a entrepris jusqu’ici. Car on se souviendra des chocs : Moustapha Guèye-Mame Ndieumbane, Tyson-Moustapha Guèye ou Mohamed Ali-Tyson, qui ont illuminé les après-midis de l’arène. Il en tire une satisfaction personnelle en avouant intitus personnae que «Gaston n’a rien à reprocher à Gaston. J’ai toujours fait ce que je devais faire en honorant mes engagements avec les lutteurs». Peu importe. 20 ans après, la vie n’a pas changé. Il sait qu’il est, presque, le capitaine du vaisseau du «Sénégal de la lutte» où se mêlent aujourd’hui «ses jeunes frères promoteurs parce que la voie est libre», même s’il reconnaît leur «grande part» dans le développement de notre sport national. «Il a vraiment contribué au développement de notre lutte. Donc, personne ne pourra oublier ce qu’il a fait pour notre sport national. C’est son mérite», témoigne Doudou Diagne Diecko, le président des amateurs. Mbaye Guèye, l’ancien «Tigre de Fass», confirme : «Si la lutte est arrivée à ce stade, c’est grâce à lui. Il a vraiment beaucoup fait pour le développement de la lutte qu’il a réussie à professionnaliser.»
Pour rester dans le vent de l’actualité avec l’émigration clandestine, Gaston Mbengue compte porter sur les fonts baptismaux une école de lutte, des centres de perfectionnement technique, pour venir en aide aux jeunes désœuvrés, mais pour surtout mettre fin à la procession des pirogues qui chavirent sur les bords de l’Atlantique ou de la Méditerranée. «La lutte est aujourd’hui un facteur de développement. Donc, il faut mettre en place des structures capables de retenir les jeunes dans notre pays», propose-t-il.
Gaston l’arrogant ?
Gaston, c’est aussi cet être humain qui ne nécessite certainement pas des élucubrations intellectuelles pour différencier l’homme du promoteur de la lutte. Car cet homme, qui «abhorre» l’hypocrisie, «honnit» le mensonge, inonde l’arène de ses vérités dans ce milieu où «les requins se bouffent» dans les coulisses. Lui, «l’espiègle», a toujours serti son verbe dans un «franc-parler» avec sa gouaille roucoulante pour dire ce qu’il pense. Jamais il n’a enveloppé ses mots dans un semblant de «maslah». «J’ai été éduqué ainsi par mon père. J’appelle le chat par son nom. Vous voyez ma sœur, elle est comme moi», se justifie-t-il. Aujourd’hui, Gaston veut chasser les clichés qui collent à sa personne. Un homme dont la classe naturelle est perçue dans le monde de la lutte comme de la «suffisance, de l’arrogance, avec son air de parvenu». Il sourit face à une telle accusation : «ils ne me connaissent pas. C’est pour cela que les gens me qualifient de cette façon. Je suis simple, je respecte tout le monde, et je ne veux du mal à personne», serine-t-il. Même la presse est aussi servie par les «envolées lyriques» du promoteur qui parle «de manque de professionnalisme, de formation des journalistes et de l’impératif de nettoyer votre noble profession». Une autre vérité de Gaston qui met en évidence ses rapports difficiles avec la presse : «je ne vais pas changer le format de mon émission, parce que les journalistes doivent s’adapter à toutes les situations», tranche-t-il net.
Il faut noter que Gaston Mbengue ne se suffit pas toujours de la lutte. Il lui arrive d’aller «noyer son stress» dans sa résidence secondaire à Sendou ou sur les gradins des stades pour suivre les matchs de foot, et surtout ceux de son «équipe de cœur», le Ndiambour de Louga, dont il rêve un jour de prendre les rênes, même s’il avoue que les dernières élections se sont déroulées dans la «magouille et la non-transparence». Mieux, le promoteur a, à son actif, trois Can (2002-2004-2006) où il a séjourné dans les «hôtels les plus chers avec ses propres moyens» pour suivre les Lions et «avoir à l’œil» tout le «Sénégal du foot». Tout comme le «Sénégal de la lutte» a également un œil sur ce «goorgoorlu» qui est parvenu à se hisser sur les cimes de la réussite et qui «n’a rien à prouver désormais dans l’arène».